Kenneth White (In praise of crow, 1986)
Seul, sur le quai désert, en ce matin d’été
Je regarde du côté de la barre
Je regarde vers l’Indéfini
Je regarde et j’ai plaisir à voir
Petit, noir et clair, un paquebot qui entre.
Il apparaît très loin, net, classique à sa manière.
Il laisse derrière lui dans l’air distant la lisière vaine de sa fumée.
Il apparaît entrant, et le matin entre avec lui, et sur le fleuve
Ici, et là, s’éveille la vie maritime
Des voiles se tendent, des remorqueurs avancent,
De petites embarcations surgissent de derrière les navires qui sont dans le port.
Il y a une vague brise.
Mais mon âme est avec ce que je vois le moins,
Avec le paquebot qui entre,
Parce qu’il est avec la Distance, avec le Matin,
Avec le sens maritime de cette Heure,
Avec la douceur douloureuse qui monte en moi comme une nausée,
Comme le début d’une envie de vomir, mais dans l’esprit.
Je regarde de loin le paquebot, avec une grande indépendance d’âme,
Et au fond de moi un volant commence à tourner, lentement.
Les paquebots qui le matin passent la barre
Charrient devant mes yeux
Le mystère joyeux et triste des arrivées et des départs.
Charrient des souvenirs de quais lointains et d’autres moments
D’ une autre façon de la même humanité en d’autres ports.
Tout abordage, tout largage de navire,
Est – je le sens en moi comme mon sang –
Inconsciemment symbolique, terriblement
Menaçant de significations métaphysiques
Qui perturbent en moi celui que j’ai été…
Ah, tout le quai est une mélancolie de pierre !
Et quand le navire quitte le quai
Et qu’on voit soudain que s’est ouvert un espace
Entre le quai et le navire,
Il me vient, je ne sais pas pourquoi, une anxiété récente,
Une brume de sentiments de tristesse
Qui brille au soleil de mes pelouses d’anxiété
Comme la première fenêtre où frappe le petit jour,
Et m’enveloppe comme le souvenir d’une autre personne
Qui mystérieusement serait moi.
Fernando Pessoa / Alvaro de Campos
Ode maritime
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